11/12/2013

Une chanson pour un Noël libertaire

chanson Noel libertaire

En me baladant sur le Web à la recherche de sujets pouvant marier Noël (décembre oblige...) et anarchie, je suis tombé sur cette couverture de partition datant du début du XXe siècle (je suppose), mise en ligne par L'Ephéméride anarchiste à la date du...
24 décembre.
Intrigué par ce curieux titre de chanson, je suis allé faire ma petite enquête sur la Toile et me voici revenu le cabas plein, avec, en quasi exclusivité, ses paroles, retrouvées sur un site d'archives de Belgique. Suivies par une petite explication de texte...




NOËL LIBERTAIRE
Parole d'Adolphe Balle, musique d'Henri Henge.

Longtemps l'erreur a semé la souffrance,
Longtemps le mal enfanta la terreur ;
Et c'est la nuit des siècles d'ignorance
Qui du martyr a fait un rédempteur.
Les dieux fuiront quand fuira le mensonge,
Lorsque poindra l'Aube Réalité !
Au jour naissant s'évanouit le songe,
Noël ! Noël ! Voici le révolté !

II
Assez prier sur les dalles humides,
Assez courber les fronts sous l'encensoir !
Amis, les cieux qu'on nous promet sont vides,
On nous abuse en nous prêchant l'espoir.
Le paradis, c'est la terre féconde,
C'est les humains vivant en liberté ;
C'est la justice et la paix sur le monde !
Noël ! Noël ! Voici le révolté !

III
Notre Noël, c'est un passé qui croule,
C'est la science inondant les cerveaux,
C'est un torrent de lumière qui roule
Vers l'avenir des horizons nouveaux ;
C'est la raison guidant les consciences,
C'est le bonheur de la fraternité,
C'est au travail l'amour en récompense !
Noël ! Noël ! Salut au révolté !

N'ayant pas récupéré l'intérieur de la partition, je n'ai aucune idée de la musique qui soutenait ces lyriques paroles. Je sais seulement qu'Henri Henge était un jeune compositeur et pianiste belge, qui côtoyait les poètes de son époque. Anecdotiquement, le rythme de ce poème et le nombre des syllabes contenues dans chacun de ses vers permet de le chanter sur la mélodie, aujourd'hui bien connue, du Triomphe de l'Anarchie, de Charles d'Avray (très facile à trouver sur le Net et sur les sites de partage de vidéos). Essayez, pour voir...
Ça fonctionne plutôt bien.

journal Le Communiste
En ce qui concerne son auteur, il est fort probable qu'il s'agisse de l'Ardennais Adolphe Balle (1881-1954), connu aussi sous le pseudonyme Pierre des Chênes. On apprend dans la notice que lui consacre le site militants-anarchistes qu'il « fut libertaire avant la première guerre mondiale, et collabora au bimensuel Le Communiste (1906-1907), qui deviendra l’organe de la colonie libertaire L’Essai, à Aiglemont (Ardennes). C’est la colonie libertaire L’Expérience, à Stockel (Boitsfort), en Belgique, et fréquentée par lui, qui publia en 1908 son recueil signé Pierre des Chênes, Au vol de la cognée, préfacé par Charles Malato. (...) 

Il fut l’auteur de nombreux poèmes, dédiés aux militants ardoisiers de Fumay, aux métallos de Revin, à Gilbert de Nouzon, etc. et écrits pour être chantés dans l’action. Lors de la grande grève de Revin de 1907 à laquelle participèrent les deux mille métallos de la bourgade, Adolphe Balle descendit dans la vallée pour soutenir les camarades et leur offrir son chant de grève, Debout, les braves sur l’air de Debout, frères de misère, dont on entonnait les strophes pour tromper la faim et qui fut tiré à des milliers d’exemplaires. (...) » (voir aussi la notice du site Anardennais.)

Abonné d'abord au journal La Révolte, diffuseur du Père Peinard, il côtoie Jean-Baptiste Clément, écrit dans L'Insurgé, édité à Liège aux alentours de 1904, et dans Le Révolté.

Se pencher sur l'éditeur de sa partition, Joseph Milot (1854-1934), permet de nous plonger davantage dans le milieu anarchiste belge du début du siècle. La Bibliothèque de l'Institut Emile Vandervelde, qui a fait l'inventaire de ses archives, nous indique qu'il fut un militant socialiste de la première heure. Lié à la Ire Internationale, il engagea, dès 1874, les ouvriers cordonniers à faire partie d'une société de résistance et de secours mutuels avant de travailler vers 1883 à la structuration syndicale des cochers. Durant cette même période, il participa activement aux réunions de la société de libre pensée, les Cosmopolitains, qu'il représenta au VIIIe congrès de la Fédération des sociétés rationalistes tenu à Bruxelles en mars 1880.

Sa principale activité au Parti Ouvrier Belge, il l'exerça au sein du journal Le Peuple, dont il fut l'un des fondateurs et l'éditeur- imprimeur. Il contribua par ailleurs à la publication des brochures de la Bibliothèque de propagande et à l'édition des chansons de Henri Weyts et Jacques Gueux qui devaient favoriser la diffusion des idées socialistes. (...)

L'historien Julien Maréchal ajoute dans l'un de ses intéressants articles de l'IHOES (Institut d'histoire ouvrière, économique et sociale) que « Fondé en 1885, le Parti Ouvrier Belge a très vite compris l’utilité de la chanson pour diffuser ses idées parmi la base ouvrière. L’Écho du Peuple, cercle de propagande du P.O.B., formule cet intérêt dans son programme :

"La chanson est un des meilleurs véhicules de l’idée. (...) Là où souvent la simple parole d’un seul paraît d’abord froide et nue, un chant entonné par tous échauffe l’auditoire, communique un ébranlement sympathique et fait vibrer les cœurs à l’union ; la semence de la parole tombe alors sur un terrain préparé. Les mots s’évanouissent, l’idée s’éloigne dans le souvenir : un refrain, qu’on n’oublie jamais, qui revient au cœur et sur les lèvres à chaque instant du jour, rappelle tout un monde de sentiment et de pensée."

Ainsi, dès les années 1890, le parti se lance, via l’éditeur Joseph Milot, co-fondateur du journal Le Peuple, dans la publication de pièces destinées surtout aux cercles musicaux socialistes tels "les Enfants du Peuple" de Verviers. Sont alors diffusés parmi les institutions ouvrières de la région liégeoise des chants venus de Bruxelles, écrits en français par des lettrés et accompagnés de gravures à la gloire du socialisme. La chanson devient ici un instrument politique institutionnalisé. (...) À côté de cette chanson socialiste "officielle", a circulé une importante masse de pièces créées spontanément par des militants membres d’associations ouvrières de toutes sortes : Cercle dramatique "Germinal" d’Ougrée, Jeune Garde socialiste de Prayon ou de Dison, etc. Quand ils ne sont pas eux-mêmes issus du monde ouvrier, ces auteurs en sont très proches. Les textes qu’ils écrivent sont donc profondément enracinés dans la réalité économique et sociale 
du bassin liégeois. (...) »

> Pour en savoir plus sur l'anarchisme en Belgique au début du siècle et notamment sur les Colonies libertaires, vous pouvez consulter le mémoire de Jacques Gillen, Les activités en Belgique d’un anthropologue anarchiste : Eugène Gaspard Marin (1883-1969), mis en ligne chez RA-Forum.

Après ce "petit" clin d'œil aux quelques lecteurs de mon blog, férus d'histoire, refermons la parenthèse pédagogique pour revenir au présent et courir acheter le dernier smartphone 4G branché directement sur les grandes oreilles de l'administration américaine.
Parce que, bon, on a beau dire, c'est quand même Noël !

6 commentaires:

Unknown a dit…

Je vais aller chercher "Le triomphe de l'anarchie" pour le chanter. Je pense que cela sera faux mais...ça viendra de moi! Blague à part, j'ai apprécié cet article qui m'a beaucoup appris, et je n'aurais pas de smartphone pour Noël, sniff !

kuriakin a dit…

Merci pour votre message.
OK et mieux vaut aller chercher le Triomphe de l'anarchie version "à l'ancienne" (genre Ogeret ou les 4 Barbus) car si vous vous attaquez aux versions punks, certes les fausses notes passeront plus facilement mais je ne vous garantis pas le résultat sur Noël libertaire hihi.

Anonyme a dit…

Merci de ces précisions autour de ce chant que je ne connaissais pas et que j'apprécie. Je vis en Belgique et suis passionné par la lutte et les chants de lutte! Sur le site de ma compagnie de théâtre, vous pourrez découvrir peut-être plein de chants de lutte du monde entier: www.collectif1984.net
En particulier celle-ci:  Jean-Claude Watrin : La marche à suivre.
http://www.bide-et-musique.com/song/.html
Bien à vous.
Jacques.

kuriakin a dit…

Merci pour votre commentaire.
J'avoue que je me suis bien amusé à tirer le fil de cette histoire et de la compléter morceau par morceau.

En dehors de chansons qui se jouent automatiquement sur le site dont vous me parlez, je n'ai pas trouvé de trace de chansons dans ces pages. Ou alors elles sont bien cachées.

Je suppose que vous connaissez les sites web de chansons de lutte, comme celui de deljehier.levillage.org... ?

Pour ceux qui veulent tomber directement sur la chanson que vous citez, voici son adresse exacte :
http://www.bide-et-musique.com/song/11598.html

Je ne connaissais pas ce chanteur. Même si sa voix et sa façon de chanter peuvent en rappeler d'autres.

Même si ce blog contient plutôt des infos pour ceux qui habitent en France, n'hésitez pas, si vous avez envie, à nous passer des infos belges si vous pensez qu'elles peuvent nous intéresser. Internet est international. Il suffit de nous laisser un commentaire à l'un des posts et on ira voir.

Anonyme a dit…

Bonjour Kuriakin,
je reprends le clavier pour vous répondre.
Sur notre site vous allez sur cette page: http://www.collectif1984.net/cr%C3%A9ations-autonomes/en-diffusion/des-lendemains-qui-chantent/ et vous trouverez en bas un document avec plein de chansons de lutte.
Je serais heureux si vous pouviez me donner d'autres cadeaux de chants de lutte...
Oui je connais le site deljehier.levillage.org
Bonne continuation et bravo pour vos recherches.
Jacques.

LESOINNE Gilbert a dit…

Bonjour !
C'est par hasard que je suis tombé sur cette chanson "libertaire".
Il va de soi qu'il s'agit d'une parodie satirique du célèbre "Minuit, Chrétiens !", poème de Placide Cappeau (1843), mis en musique en 1847 par Adolphe Adam. Les paroles de la satire collent parfaitement à la musique d'Adam et les exclamations Noël ! Noël ! sont reprises telles quelles au poème de Cappeau.