08/03/2014

Increvables féministes

Virginia Bolten
En cette Journée internationale des droits des femmes, petit retour sur l'histoire et hommage, au hasard, à un journal et à une femme de lutte méconnue (parmi tant d'autres), en parcourant les bribes qui leur sont consacrées sur le Web...

"La Voix de la femme"
La Voix de la femme (en espagnol La Voz de la Mujer) fut le premier journal anarcha-féministe, en Argentine, publié par l'anarchiste Virginia Bolten entre 1896 et 1897. En plus de proposer un féminisme anarchiste loin du féminisme réformisme de l'époque, le journal défendait les idéaux de l'anarcho-communisme ; sa devise : « Ni dieu, ni maître, ni mari ». Le journal a d'abord été publié à Buenos Aires, puis à Rosario, et finalement à Montevideo, bien que pour ces deux dernières villes les témoignages en soient fragmentaires. Outre Virginia Bolten, Teresa Marchisio, Pepita Gherra, Maria et Josefa Martinez Calvia semblent avoir collaboré à la publication. Ces contributrices étaient pour la plupart des travailleuses migrantes ayant un certain degré d'instruction.

« Ras le bol de tant d'années de larmes et de tant de misère, marre de la corvée interminable du soin des enfants (bien que nous les aimions tant), marre de demander et de quémander, marre d'être un jouet pour des employeurs ignobles ou d'infects maris. Nous avons décidé d'élever la voix au dessus du bruit de fond des discussions de la société et de demander, de réclamer notre part des plaisirs du banquet de la vie. » 
(La Voz de la Mujer n°1)

La Voix de la femme appelait les femmes à se rebeller contre l'oppression masculine mais sans abandonner la lutte prolétarienne. Il critiquait toute forme d'autorité, ecclésiastique, patronale, étatique et familiale. La proposition ultime consistait en l'instauration du communisme anarchiste. Le journal suscita des tensions au sein du mouvement anarchiste car beaucoup de ses militants considéraient certaines de ses positions comme des attaques contre le sexe masculin, ce qui amena la rédaction à clarifier sa position.

« Quand nous, femmes, ignorantes et indignes d'intérêt que nous sommes, avons pris l'initiative de publier La Voz de la Mujer, nous aurions dû deviner comment vous, voyous
modernes, alliez réagir à notre initiative, avec vos vieux raisonnements automatiques. Vous auriez dû comprendre que nous, stupides femmes, savons aussi faire preuve d'initiative et qu'elle est le résultat d'une réflexion. Vous savez : il nous arrive aussi de penser... Quand le premier numéro de La Voz de la Mujer a été publié, ça a évidemment été de la folie :
« émanciper les femmes ? Pourquoi faire ? », « émanciper les femmes ? Hors de question», « laissez notre émancipation arriver en premier, et quand nous les hommes serons libres et émancipés, nous nous occuperons de vous. » (La Voz de la Mujer, n°2)

L'institution du mariage était l'une des cibles principales du journal qui considérait les femmes comme le maillon le plus opprimé de la chaîne de l'exploitation. Il défendait l'idée de l'amour libre du point de vue de l'autonomie personnelle, sans préconiser la promiscuité. Il dénonce également l'hypocrisie des mâles anarchistes et les violences machistes, par la voix notamment d'Anita Lagouardette, victime de son ex-compagnon, Francisco Denambride, membre du groupe Amor Libre, qui lui avait tiré dessus alors qu'elle venait de rompre avec lui.

« Vous feriez mieux de comprendre, une fois pour toutes, que notre raison d'être ne peut être réduite à l'éducation de vos enfants et au lavage de vos vêtements et que nous avons nous aussi le droit à l'émancipation et à la libération de tout type de dépendance, qu'elle soit économique ou maritale. » (La Voz de la Mujer n°1)

La Voz de la Mujer
Le format du journal était de quatre pages et son tirage de 1000 à 2000 exemplaires en plus de la distribution semi-clandestine en raison de son plaidoyer pour l'action directe. Sur la couverture se trouvait cette annonce : « Il paraît quand vous pouvez et par abonnement volontaire ». Le journal tenait financièrement grâce à des abonnements et des dons individuels. Sur la dernière page de chaque numéro étaient détaillés les frais de gestion. La rédaction était en contact avec Louise Michel et Emma Goldman, comme indiqué dans le cinquième numéro du journal. Le premier numéro fut publié le 8 janvier 1896. Les difficultés économiques menacèrent la viabilité du projet puis les dettes du journal conduisirent à sa disparition. Le dernier numéro fut publié le 1er janvier 1897.
L'historien anarchiste Max Nettlau a sauvé la plupart des numéros qui sont à présent déposés à l'Institut international d'histoire sociale à Amsterdam. (Article Wikipedia + autres sources)

Virginia Bolten (1870-1960)
(Article inspiré notamment par la page Wikipedia anglais. Traduction approximative et enrichie par UtopLib, mixée avec des articles de Libcomde l'Ateneo Virtual, via Alasbarricadas, et des blogs argentins).

Virginia Bolten, fille d'un émigré allemand, marchand ambulant, est née en 1870 en Uruguay (ou, à quelques kilomètres de là, en Argentine, selon d'autres sources). Elle vit et travaille d'abord à Rosario, surnommée la « Barcelone d'Argentine » à cause de sa concentration d'industries, foyer favorable au développement d'idées radicales.

Elle commence par fabriquer des chaussures avant d'être employée dans la raffinerie sucrière de la ville, où se retrouvent des milliers d'ouvriers, dont beaucoup d'immigrés européens et de femmes. A cette période, elle fait la connaissance de Juan Marquez, un responsable, d'origine uruguayenne, du syndicat des travailleurs de la chaussure, qu'elle épousera plus tard. 

En 1888, à 18 ans, elle devient l'une des éditrices d'El Obrero Panadero de Rosario (L'Ouvrier boulanger de Rosario), l'un des premiers journaux anarchistes argentins. Un an plus tard, elle organise une manifestation et une grève des couturières de Rosario, probablement la première grève des travailleurs de sexe féminin en Argentine.

A Rosario, anarchistes et socialistes, Français, Italiens, Espagnols, ou Autrichiens, ont l'habitude de se réunir au café "La Vieja Bastilla" ou "La Bastilla", dans la rue Rioja. Virginia fréquente ce lieu.

En 1889, la IIe Internationale voit le jour à Paris et décide, entre autres, de faire de chaque 1er mai une journée internationale de manifestations ouvrières. En avril 1890, à Rosario, se crée une section de l'Association international des travailleurs. Virginia et ses ami(e)s, Romulo Ovidi, Francisco Berri, Domingo Lodi, Juan Ibaldi, Rafael Torrent, Teresa Marchisio et Maria Calvia (deux femmes qu'on retrouvera dans la rédaction de La Voz de la Mujer), décident d'y organiser un 1er-Mai des travailleurs. La veille de ce jour, elle est arrêtée et interrogée par les forces de police locales, pour avoir distribué des tracts du Comité international de Buenos Aires et de la propagande anarchiste devant les grandes usines de la région, notamment aux portes de la Refinería Argentina, et d'avoir « attenté à l'ordre social existant ».

Toutefois, le 1er mai, on la retrouve bien place Lopez, à Montevideo, la capitale de l'Uruguay, à la tête d'une colonne d'un millier de travailleurs.ses, brandissant un drapeau noir sur lequel est écrit en lettres rouges "1er mai, Fraternité universelle" (ou drapeau rouge avec lettres noires, selon d'autres versions). A la fin de la manifestation, pacifique, Virginia Bolten, Domingo Lodi, Juan Ibaldi, Guillermo Schutlze, Alfonso Jullen, Rafael Torrent, Paulino Pallas prennent la parole, chacun dans sa langue respective, pour dénoncer la violence institutionnelle exercée contre la classe ouvrière. Certains ont souligné que c'était la première fois qu'une femme (de 20 ans !) prenait la parole lors d'un meeting ouvrier et que Virginia s'était montré particulièrement brillante dans cet exercice. Tout ce beau monde se retrouvera au café La Bastilla pour fêter la réussite de la démonstration et réfléchir aux suites à donner.

En 1896, elle sort le premier numéro de La Voz de la Mujer (La Voix de la femme) (voir article plus haut). Elle intervient dans de nombreuses réunions à travers l'Argentine, souvent interrompues par l'intervention de la police. En novembre 1900, Virginia et Teresa Marchisio organisent une contre-procession pour protester contre celle de l'église catholique, en l'honneur de la Virgen de la Roca. Les deux amies et quatre anarchistes sont interpellés à cette occasion. Dans la même période, Virginia participe à la création de la Maison du peuple (Casa del Pueblo) de la ville. On y parle politique, on y débat, on y entend des poètes et des pièces de théâtre. On y trouve également un orchestre et une bibliothèque de 380 livres. En octobre 1901, rebelote ! Elle est de nouveau arrêtée pour avoir distribué des tracts devant la raffinerie pendant une grève, durant laquelle elle avait assisté au meurtre de sang-froid par la police d'un ouvrier immigré, Come Budislavich.

En 1902, elle est l'une des principales oratrices du meeting du 1er-Mai à Montevideo et en profite pour dénoncer la situation sociale en Argentine. En 1903, suite à la mise en place de la loi de résidence [Ley de Residencia] en Argentine [qui prévoyait l'expulsion pure et simple des immigrés fauteurs de troubles, syndicalistes et socialistes], de nombreux anarchistes sont déportés. Rapidement, des campagnes s'organisent pour redonner confiance à la communauté des militants. Elle en est partie prenante.

En 1904, Virginia est forcée de déménager à Buenos Aires et entre au Comité de grève féminin du mouvement syndical qui, organisé par la Federación Obrera Argentina, est en train de mobiliser les travailleuses du marché aux fruits de la ville. Son intense activité commence à avoir des effets néfastes sur sa santé, qui se dégrade. Ses camarades de la troupe de théâtre Germinal lancent un appel pour la soutenir. Pietro Gori, figure importante du mouvement anarchiste italien, qui a participé, pendant son exil en Argentine, au congrès constitutif de la Federación Obrera Argentina, l'introduit dans les cercles intellectuels de Buenos Aires.

L'échec du coup d'état militaire d'Hipolito Irigoyen contre le gouvernement conservateur, en 1905, est le prétexte pour s'attaquer une nouvelle fois au mouvement ouvrier. Les militants anarchistes les plus en vue sont arrêtés, condamnés et souvent déportés. Virginia et son compagnon sont expulsés vers l'Uruguay. En 1907, elle est l'une des initiatrices du Centre anarchiste des femmes et participe à la grève des loyers. Sa maison à Montevideo devient vite la base de repli de tous les exilés, expulsés d'Argentine. Elle collabore au journal féministe La Nueva Senda (1909-1910) et prend part à la campagne internationale pour sauver, en vain, le pédagogue espagnol Francisco Ferrer, condamné à mort.

En 1911, l'élection, en Uruguay, de Batlle y Ordóñez, à tendance social-démocrate et progressiste, fait naître l'espoir chez les travailleurs d'Amérique latine. Séparation de l'Eglise et de l'Etat, libéralisation politique et sociale, journée de travail de 8 heures, instauration du suffrage universel, légalisation du divorce, aide aux chômeurs, créations d'écoles publiques, ouverture des universités aux femmes, nationalisations... Les nombreuses réformes engagées par le nouveau gouvernement désorientent le mouvement anarchiste, qui ne sait plus trop à quel saint (oups) se vouer. Le Parti socialiste émergent en profite pour l'attaquer et développer son influence dans les entreprises.

A partir de cette époque, les éléments biographiques sur Virginia Bolten se font de plus en plus rares. En 1923, on sait qu'elle s'implique dans le Centro Internacional de Estudios Sociales et prend la parole au meeting du 1er-Mai de Montevideo. Elle meurt dans le quartier modeste de Manga, à Montevideo, aux environs de 1960, toujours fidèle à ses idéaux de jeunesse.




> "Ni Dieu, ni patron, ni mari : Femmes, ouvrières et anarchistes à Buenos Aires 
(1890-1920)", d'Hélène Finet, Orthez, Temps perdu, 2009. 38 pages, 5 euros.
Disponible chez l'éditeur, via bon de commande pdf.

> "La voix solitaire de la femme anarchiste argentine", article de Joël Delhom (HCTI Bretagne-Sud), s'appuyant sur les articles de La Voz de la Mujer. Disponible en ligne.

> Les neuf numéros de La Voz de la Mujer (en VO) ont été réunis et réédités en 1997 et 2002 par l'université de Quilme (Argentine). Préfacé par Maxine Molyneux, de l'Institut des études latino-américaines de l'université de Londres. 170 pages, 10,42 $. Disponible chez Promoteo Libros.

> "Les femmes dans le mouvement révolutionnaire" par La Lanterne noire (1978),
repris en 2012 par le blog québécois du collectif Emma Goldman.

En 2007, le gouvernement de la province de San Luis, en Argentine, a décidé de financer un film hommage à Virginia Bolten. Le film se concentre principalement sur sa vie, le féminisme anarchiste et les conditions sociales, qui a conduit à la publication de La Voz de la Mujer. Il est intitulé Ni Dieu, ni maître, ni mari. Sorti en mai 2010 en Argentine, ce film a été réalisé par l'Espagnol Laura Mañá. Vous pouvez le voir en VO ci-dessous. Pour éviter toute déception, précisons quand même qu'il s'agit d'un film modeste (pour être gentil).



Y en a pas une sur cent
(extrait d'un article de Marianne Enckell dans Réfractions n°24, printemps 2010, 
(...) Compagnons et compagnes, salut ! Voici : Lasses de tant de pleurs et de misères, lasses du cadre permanent et désolant que nous offrent nos malheureux enfants, tendres morceaux de notre cœur, lasses de réclamer et de supplier, d’être le jouet du plaisir de nos infâmes exploiteurs ou de vils époux, nous avons décidé de lever la voix dans le concert social et d’exiger, oui, d’exiger notre part de plaisir au banquet de la vie.
(La Voz de la Mujer, Buenos Aires 1896, rééd. 1997) 
[Vous aurez remarqué les différences de traduction...]

Leur colère n’a sans doute pas pris fin avec la cessation du journal, due à des raisons financières. Elles avaient probablement été influencées par les Espagnoles Soledad Gustavo, Teresa Claramunt, par les Françaises Flora Tristan ou Marguerite Durand. Il n’empêche que c’est vraisemblablement le premier journal de femmes anarchistes. Il y en eut plusieurs autres par la suite : citons L’Exploitée (Lausanne, 1907- 1908) de Margarethe Faas-Hardegger, Tian Yi Bao (Justice naturelle, Tokyo, en chinois, 1907) de He Zhen et de son compagnon, The Woman Rebel (New York, 1914) de Margaret Sanger, Seiko 
(Bas-Bleu, Japon, vers 1920) de Noe Ito – puis, bien sûr, Mujeres libres en Espagne 
depuis 1936. (...)

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